Pourquoi.

C’est parce que l’étrangeté se dissout trop rapidement que j’ai décidé d’écrire. Une résistance à la banalisation, j’imagine.

De ce côté-ci du monde
4 min ⋅ 20/03/2023

Écrire malgré le temps qui manque et écrire, précisément, parce le temps échappe. Avoir en l’exercice d’écriture l’espoir de reprendre le contrôle. Chercher de la prise sur cette année « de ce côté-ci du monde ». Une année dont, paradoxalement, l’imprévisibilité est contenue et planifiée. Si nous ne savions pas de quoi elle allait être faite, sa fin était déjà déterminée. Voilà qui rend l’expérience ambivalente : plus d’un an dans un autre univers, à se fabriquer des repères, à se déstabiliser, à s’intégrer, mais dont le terme demeure néanmoins fixé. Le retour est annoncé. L’aventure sera tronquée. Cette ambivalence la rend d’autant plus furtive.

Quoi de neuf? Que faisons-nous d’autre, comme humains, que de tenter de domestiquer ce qui nous échappe et qui risque de nous échapper en le domestiquant : l’aventure, l’amour, l’amitié, l’avenir, la mort. L’humanité tient en ces entreprises puisque la vie est en elle-même fugitive. Elle ne cesse de nous quitter et nous sommes constamment en train de la retenir.   

Mais voilà. Ce sont bien ces fuites qui me forcent à l’écriture dans une année qui, professionnellement, est consacrée à… l’écriture. Mais celle que je souhaite ici pratiquer est différente de l'écriture scientifique, sans pour autant y être étrangère. Je risquerai un « je » qui n’est pas habituel dans ma pratique, pas plus que dans ma personnalité. J’appartiens davantage à ceux que l’on dit introvertis, bien que l’on doive se méfier de ces catégories qui prétendent classifier l’humain. Disons que j’apprécie le recul et le retrait. Je ne déteste pas l’ombre, d’autant que l’effet de mystère qu’elle provoque suffit à nous mettre en lumière.

Notre vie au Vietnam nous offre quotidiennement des occasions de confrontation. Confrontés par les odeurs, les saveurs, les lieux, les manières, les normes, les hiérarchies. Conduire une moto à Hanoï est une expérience interculturelle en soi, tout autant que manger, faire les courses ou acheter un forfait de téléphonie cellulaire.

Les chocs culturels que j’ai pu observer ici et ailleurs – y compris les miens – se jouent toujours dans l’habituel, entre la salle manger et la salle de toilette. Ils se jouent, ces chocs, dès lors que l’ordinaire ne l’est plus et parce qu’il n’est plus. C’est dire que les objets les plus simples et les situations les plus banales sont les lieux d’altérité. Elle ne se vit pas ailleurs.

L’exercice que je propose est de tenter penser, avec vous, l’altérité et la résonance par les objets du quotidien. « Objet » prend ici davantage le sens qu’on lui accorde d’ordinaire en recherche : des « choses », bien sûr, mais aussi des lieux, des comportements, des attitudes. En somme, ces quelques choses que l’on peut observer et délimiter, dont nous sommes en mesure de faire le tour et, ce faisant, de donner à voir le regard restreint, contenu, limité ou faussé que nous posons sur lui et, conséquemment, de donner à croire qu’il est en réalité(s) autrement, au-delà et en deçà que ce que nous arrivons à en dire.

Quant à la résonance, elle renvoie, bien sûr, aux travaux du philosophe et sociologue allemand Harmut Rosa. Figure forte et contemporaine de l’École de Francfort, il définit la résonance comme :

un rapport cognitif, affectif et corporel au monde dans lequel le sujet, d’une part, est touché […] par un fragment de monde, et où, d’autre part, il “répond” au monde en agissant concrètement sur lui, éprouvant ainsi son efficacité1

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Un tel objet ne parle que pour lui-même et ne peut prétendre à l’universalité. En fait, peut-être n’existe-t-il que pour nous faire parler et, à travers lui, arriver, un peu, timidement, à se raconter.

L’humain ne fait que se raconter des histoires. C’est ce qui le fait humain.

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Premier objet | Où sommes-nous Google ? - Sera publié le 29 mars

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1 Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte, coll. « Théorie critique », 2018, p.187

De ce côté-ci du monde

Par Jean-Philippe Perreault