La langue que nous avons en partage rend possible l'espace où prendre parole. Et c’est bien de cet espace dont est expatrié l’expat. Là est sa mise à l’épreuve. Là sont les frontières. L’expérience des frontières est à la fois grisante et épuisante. Elle permet de naître. Et naitre n'est pas reposant...
En ne parlant pas la langue, je vis dans un Vietnam pour l’essentiel deviné, déduit, prétendu. Un pays imaginé et qui, encore une fois, parle davantage de moi que des Vietnamiens.
Au marché, dans la rue, dans les cà phê et les bia hơi, je ne capte rien des échanges et des discussions. Très tôt le matin, alors que les ông prennent le thé dans la rue, assis sur leurs chaises de plastiques que l’on réserve chez nous aux enfants, je ne peux qu’imaginer leur conversation; je miserais sur la météo et les chantiers de construction. Sérieusement, je n’en ai aucune idée. Même chose pour les rires des ouvriers (qui se moquent de nous… ou pas) ou pour les discussions-criées des femmes, chacune sur leur moto, roulant en parallèle sur le boulevard Âu Cợ.
J’arrive à percevoir quelque chose de l’attitude dans leur posture physique : de la déférence, de l’amitié, de l’attention, de la familiarité; rarement de la frustration ou du désaccord. J’imagine que l’Histoire leur a appris la patience et la persévérance. Pour le reste, je projette sur eux ce dont je discuterais si je devais me mettre un jour au small talk.
C’est frustrant. On a beau se risquer à quelques mots (dans mon cas) en vietnamien, quelques phrases ou conversations (dans le cas d’Occidentaux que je connais bien), on n’arrive jamais à traverser la frontière de la langue (et de sa prononciation). Lorsque, par miracle ou entêtement, nous sommes compris, nous n’avons pas pour autant traversé la frontière; c’est plutôt l’autre qui vient vers nous en devinant ce que nous cherchons à dire dans cette langue qui n’est ni la sienne ni la nôtre, mais que nous persistons à parler.
Dans cette (im)possibilité de communiquer se joue l’expérience d’altérité à laquelle j’ai le sentiment de toucher, du bout des doigts et beaucoup par procuration, moi qui ne travaille pas au quotidien avec des Vietnamiens. C’est là, en ce lieu de la langue que nous tentons d’habiter, que les routes se séparent: d’un côté, le touriste en séjour et, de l’autre, le temps de l’expatrié.
Le touriste expérimentera le souci de la communication : devoir trouver des moyens utilitaires de se comprendre pour valider son transport, passer sa commande au resto, acheter une carte SIM. Ces défis sont autant d’occasions d’exotisme pour lesquels les palliatifs ne sont jamais loin : Google Translate, un préposé parlant anglais, des gestes et des dessins. L’écart fait le pays dépaysant que nous cherchons tous en voyageant. Continuons à entretenir nos illusions, mais nous savons que nous demeurons malgré tout dans du même, aussi hors sentiers souhaitons nous être. Je suis ce touriste: j’ai fêté Têt en mangeant du spaghetti à la fourchette dans un resort de Quy Nhơn… Et même si je l’avais mangé avec des baguettes…
L’expat, quant à lui (ce je suis également, j’ose croire), sera confronté à ce que signifie, socialement, l’incommunication. À ce niveau, il n’est plus question d’échange d’informations ; ce qu’il arrive à faire d’autant plus facilement qu’il sait dire Xin chào em, bao nhiêu tiền et cảm ơn. Non, la relation est l’enjeu. Pas tant la langue que le langage comme espace commun de représentations permettant, dans la quête, la rencontre de l’autre.
Bien entendu, l’autre est autre parce qu’entre lui/elle et moi, un fossé s’impose et face auquel la langue offre des traverses. Des traverses qui ne garantissent pas les traversées : on passe le plus souvent de notre temps à se “mésentendre”, à ne pas se comprendre tout parlant la même langue. D’ailleurs, c’est pour ça que l’on parle tout le temps, en espérant qu’à force de parler, on finira par trouver quelque chose à dire de l’indicible.
La langue que nous avons en partage assure les conditions minimales de cet espace où il nous est permis de prendre parole. Or voilà : de cet espace est expatrié l’expat. Là est sa mise à l’épreuve ; là sont les frontières qu’il doit franchir. L’expérience des seuils et des frontières est à la fois grisante et épuisante. Elle nous permet de naître à quelque chose d’autre. Mais naître n’est pas reposant...
En fait, il s’agit ici du propre de tout rite de passage. Rien de nouveau sous le soleil (voilé d’Hanoï). Mais peut-être que si.
Dans la mesure où nous sommes dans une culture de l’hypercommunication, où « nous emménageons aujourd’hui dans une zone de bien-être d’où la négativité de l’étranger est éliminée », comme l’écrit Byung-Chul Han, et où « l’étrangeté est aujourd’hui indésirable dans la mesure où elle représente un obstacle à l’accélération des cycles de l’information et du capital1 », il est ardu d’assumer la difficulté, la douleur et l’épuisement des frontières, des seuils, des chocs culturels. Rapidement, on pointe l’individu et sa capacité personnelle d’adaptation : certains d’entre nous ne « seraient pas faits pour ça » affirmons-nous d’emblée pour nous conforter, nous-mêmes qui, par ailleurs, dansons avec le burnout. Il n’y aurait rien de social. Pourtant, comme personne n’échappe au choc culturel, c’est bien de culture, de société et de civilisation dont on cause là, maintenant.
La question semble plutôt celle de faire face à l’incommunication. Quand il s’agit d’acheter des fruits du dragon au marché, on n’en parle même pas… Mais dès lors que l’on souhaite réaliser des projets, créer des réciprocités, encourager des collaborations, développer des amitiés… en somme, dès lors qu’on n’est pas uniquement touriste et que l’on veut créer du social, le défi reste entier.
La capacité d’adaptation des individus n’est pas la question. L’expat est confronté à l’autre qui apparaît comme (vraiment) autre. Et face à cet autre, parce qu’il est autre, nous ne sommes jamais adaptés. Comment, ainsi, assumer l’étrangeté et sa douleur? Pas l’étrangeté de l’autre, mais la nôtre, là où, en creux, s'érige l’humanité dans l’effort, la confrontation et leurs épuisements.
1Byung-Chul Han, L’expulsion de l’autre, PUF, 2020, p.63. Merci à Marie Lenoble pour la découverte.