Depuis mon arrivée, je me demande dans quel Vietnam nous vivons. Sans doute s’agit-il de l’altérité la plus troublante : différents Vietnam se superposent. Invisibles sur Google Map, ils sont là, nombreux.
Je suis au Vietnam depuis plusieurs mois. Les premières impressions sont encore vives, bien qu’une certaine banalité se s’est installée. Nous sommes sortis du pays à quelques reprises et j’ai eu, chaque fois, le sentiment de revenir chez moi lorsque je débarquais à Hanoï, que je retrouvais ces odeurs et cette langue devenue étonnamment familière même si je ne la comprends pas. Un chez-moi temporaire, mais qui n’en demeure pas moins le lieu où j’ai à être, pour un temps. Notre camp de base.
Hanoï est une ville particulière, d’une configuration pratiquement unique en Asie, dit-on. Elle ne ressemble à rien : plus de huit millions d’habitants, peu de kilomètres d’autoroute, plusieurs grands boulevards et, surtout, des rues étroites; quelques gratte-ciels, mais, surtout, des édifices de cinq ou six étages. Peu de quadrilatères (dans les vieux quartiers, à tout le moins) et beaucoup d’artères sinueuses. De nombreux parcs, bassins d’eau et lacs. Ce qui semble de grands pâtés de maisons se révèlent être des quartiers entiers dès lors qu’on s’y enfonce en empruntant des ruelles et des allées à ce point exigües que les motobikes ne peuvent se croiser sans devoir s’arrêter. Au détour, on débouche sur un étang, un parc, une école. De vraies cités insoupçonnées dans une ville qui prend du temps à se révéler. On finit par la découvrir, sur des conseils et des invitations, mais plus souvent par hasard. Il faut s’y perdre.
Capture d'écran. Google Map. Hanoi.
Google Map devient ainsi indispensable. Un outil de survie qui a déjà fait oublier les cartes et guides de papier. Il est très certainement l’application que j’utilise le plus fréquemment. Chauffeurs de taxi, touristes, livreurs, étudiantes en quête d’un café, nous utilisons tous Google Map. Curieux instrument quand on y pense. Il a révolutionné notre manière de nous déplacer chez nous, mais davantage encore à l’étranger. Il rend le territoire tout aussi accessible qu’il en donne une représentation contrôlée et commercialisée (en indiquant les boutiques, cafés et restos…). Et l’originalité n’est pas tant dans la carte numérisée qu’il nous offre, que dans le fait que cette cartographie est moins territoriale (« physique », disons) qu’humaine. Elle opère à double sens. Elle fournit des localisations pratiques et exige, en retour, des données que nous lui offrons généreusement. Google comptabilise nos habitudes, nos déplacements, nos fréquentations. Big Brother commercial nous surveille d’autant plus aisément que nous sommes devenus des exhibitionnistes numériques. La carte n’a ainsi jamais été aussi peu neutre et objective. Les déformations géographiques qui préoccupaient les cartographes par la mise à plat de la sphéricité de la terre semblent bien éloignées des déformations consuméristes qu’induit Google dans notre représentation du monde.
Au-delà de cette marchandisation de nos représentations, cette pratique que j’ai de Google pose la question de la construction imaginaire du territoire. Depuis mon arrivée, je me demande dans quel Vietnam nous vivons. Sans doute s’agit-il de l’altérité la plus troublante : différents Vietnam se superposent. Invisibles sur Google Map, ils sont là, nombreux. Sans doute sont-ils tous réels, mais ils sont surtout des réalités, c’est-à-dire des cadrages particuliers, des représentations limitées, des compréhensions toujours partielles.
J’ai accès aux mêmes repères et informations cartographiques sur le Vietnam que l’ensemble des Vietnamiens. Mais je ne lis pas la carte comme eux. Elle ne me parle pas de la même manière. Les rues et les boulevards, les lacs et les canaux, les commerces et les lieux publics ne signifient pas la même chose. Ils n’ont pas, d’emblée, de référence ou de correspondance dans mon imaginaire. Ils n’ont pas encore d’histoire. À mon arrivée, je n’avais pas de représentation de ce qui est inscrit sur la carte. J’ai appris à les construire en les explorant, en visitant, en y associant des moments. Je connais désormais les contours du Lac Tay Hô pour en avoir fait le tour plusieurs fois et avoir mangé plusieurs gelatos chez Milana. Je connais Soc Son parce qu’il s’agit de l’une de mes routes de vélo. Cela dit, ma connaissance en lycra n’a rien à voir avec celle de ceux qui y vivent.
Ce que je vois d’Hanoï et du Vietnam est tributaire, évidemment, de mon regard. Non seulement ce regard est toujours un cadrage (conscient ou inconscient, volontaire ou involontaire), mais la lecture de ce qui s’y retrouve dépend du lecteur tout autant que de ce qu’il y aurait à lire.
Plus simplement : j’écris ces lignes d’une terrasse, au second étage de l’une des microbrasseries d’Hanoï, dans l’un des quartiers les plus intéressants et alors qu’à mes pieds se trouve une petite rue que je trouve particulièrement jolie. En face, on entrevoit des résidents qui s’affairent dans leurs petits appartements. En bas, les piétons, les motos et les taxis s’entrecroisent dans un flot sans fin. On entend ce qui doit être les vêpres en vietnamien à la cathédrale catholique Saint-Joseph, tout juste derrière. Qu’y a-t-il de beau dans cette scène et qui ne parlerait pas de moi? Que perçoit le vietnamien, attablé à mes côtés? Quelles sont ces résonnances à lui? Si j’arrivais à savoir non pas tant ce qu’il voit de cette scène, mais bien la scène qu’il voit, je le connaîtrais déjà un peu.
Mais voilà. La réalité semble se dissoudre en autant de situations particulières. Pourtant, le Vietnam existe. Il y a bien un pays que nous avons en commun, étrangers comme autochtones. Mais quel Vietnam? Qu’est-ce que l’altérité, ici? Une situation « objective » ou notre perception d’une situation dès lors qu’elle est mise à l’épreuve de diversité des regards et des réalités?
Où sommes-nous, Google?